Hotel lake Surface
L’histoire peut commencer ainsi : « Es gibt im Leben eine Zeit, wo es sich auffallend verlangsamt, als zögerte es weiterzugehn oder wollte seine Richtung ändern. » (Il est un temps où la vie se met à ralentir de façon perceptible, comme si elle hésitait de continuer ou voulait changer de direction. Robert Musil, Trois Femmes : Grigia.)
Je vois encore ce chemin cheminant par ce qu’au pays l’on appelle un pli. Un pli à peine plissé, une ride dans la terre, l’orée du bois elle-même à peine marquée d’un creux où l’ombre recueille la lumière. Longer ce pli jusqu’au pont, qu’on ne reconnaît plus. Une brève rambarde de bois frais remplace la barrière branlante d’antan. Un arbre grandi étend maintenant sa branche jusqu’au milieu du tablier. Plus d’eau dans le fossé mais les débris d’une souche, une touffe herbeuse, un gros caillou. Humer le silence, l’écoulement des ors, le feuillage des hêtres se pencher, se repencher.
Reprendre la lecture
Renouer avec le passé, le lier au présent et contempler la boucle ainsi formée ; son motif et son dessein.
Reprendre. Quitter le sentier, sentir se faire sur la peau nue des chevilles par le frisson des ronces un écheveau d’égratignures. Battre le pouls de l’herbe, s’éblouir de taches solaires perchées dans les branchages.
La forêt de l’Evidence.
1.
Décrire, dit ma cousine, n’est pas un acte anodin.
C’était à mon tour, mais je ne savais pas quoi dire : elle ne souffrait pas qu’on la contredise.
Elle habitait un studio sous les combles, rue See. Il se trouve qu’elle portait le même nom que cette rue : See,1 er étage. Un étage qui n’en n’était pas un, à peine une volée de marches et l’on y était déjà.
La fille qui ouvre porte un justaucorps rose, un peu comme la japonaise dans le dernier film de Stanley Kubrick. C’était elle.
2.
Un dimanche de mai, froid et pluvieux. Un ciel de mamelles grises et gonflées, personne ne se promène, hormis le vent qui s’immisce. Les peupliers gris-vert, la montagne embrumée qui surnage comme un île. Depuis la fenêtre, je vois la route allant, vide de voitures. Ses écailles de granit. L’odeur du bitume, l’herbe coupée sous les bras, périssent les pâquerettes, mollement. Passe une voiture rouge. Au bruit du moteur se mêlent les bribes d’une mélodie, sous ma fenêtre.
3.
Ils ont installé un nouveau système de sécurité. Dès à présent, lorsque je veux entrer chez moi, je dois poser l’extrémité de l’index sur une petite pastille de verre placée à côté de mon nom. Si la pastille s’illumine de blanc, la porte s’ouvre. Si elle rosit, on n’entre pas. La plupart des locataires sont satisfaits. Le système a connu quelques défaillances au début, mais maintenant tout va bien.
Aujourd’hui, un jeune homme en tenue de technicien a profité de ce que j’ouvre la porte pour se glisser derrière moi. Peut-être que j’aurais dû lui demander chez qui il allait, mais je n’en ai pas eu le courage. Il a pris l’ascenseur avec moi jusqu’au quatrième où de toute manière je ne connais plus personne.
Mon appartement mesure 45 mètres carrés, comptant le salon, la chambre à coucher, la cuisine, la salle de bain, le cagibi et l’entrée. Il y a une grande fenêtre dans la cuisine, une baie vitrée dans le salon ainsi qu’une porte vitrée qui donne sur le balcon. La chambre à coucher possède également une grande fenêtre. Mais j’aurais aimé qu’il y eût une fenêtre aussi dans la salle de bain, et je rêve d’un jardin.
Dans mon appartement, il y a en tout 9 portes: la porte d’entrée, et une porte qui donnerait sur le salon si elle n’était condamnée par la table de bureau qui la bloque de l’autre côté ; la porte de la cuisine, et la porte (vitrée) du salon. Du salon, outre la porte de balcon, une autre porte (vitrée également) s’ouvre sur un espace d’un mètre vingt de côté auquel je ne saurais donner de nom. Cet espace est délimité par 3 autres portes : celle du cagibi, de la salle de bain et de la chambre à coucher.
4. Depuis quelque temps, la vision d’une jeune fille en chemise de nuit blanche s’imposait à See avec une constance absurde. Une fois par jour au moins, elle la voyait : la fille marchait entre le bord du lac et la route, See regardait flotter sa robe de coton blanc, ses longs cheveux noirs.
Cette vision n’avait rien d’extraordinaire : le paysage, le décor, les villas, le lac, les montagnes la suscitaient nécessairement. Les magnolias étaient en fleur, le jaune d’œuf cru des forsythias mêlé de vert, les cerisiers, les pêchers éparpillaient leurs pétales roses au moindre coup de vent. La fille marchait le long des villas ornées de tourelles, de crénelures, de portails alambiqués ; roses, d’un blanc sucré ou tirant sur l’ocre. Elle passa un manoir dont le jardin comptait des palmiers, un cèdre, des bambous et, devant le garage, un massif de rhododendrons ; au fond luisait le lac et, au loin, hautes à en remplir la moitié du ciel : les Alpes.
La fille marchait. Ses longues boucles remuaient et se tortillaient et elle avançait d’un pas égal dans le vent et la lumière. Alentour tout semblait normal : les voitures, les passants, les boutiques, le casino, les géraniums, les fanions un peu partout agitant leurs couleurs.
Elle tourna pour s’engager dans une ruelle. See espérait enfin parvenir à la voir de face ; elle l’avait vue si souvent et toujours de dos que c’en était devenu urgent, si elle ne voulait pas finir par croire qu’elle – l’autre -n’avait pas de visage.
5.
Une simple route, filant plus ou moins droit dans une campagne que notre vélocité (nous roulions en voiture) ne rendait pas plus concrète : enfilade de collines balayées par un vent chargé de poussière ; beaux arbres aux cimes noires ; plantes échevelées ; fleurs hautes sur tige, mauves, violettes ou bleues.
Nous traversâmes une ou deux petites villes lesquelles, bien que peuplées, semblaient absentes, comme fermées à elles-mêmes ; nous y vîmes de belles villas toiturées à l’Italienne, aux jardins où se meurent des arbres rachitiques et décolorés.
En bout de ville, le vallon s’ouvrait sur un paysage de collines. Nous grimpâmes le long des pentes vertes où les vaches paissaient. Parfois, un village, plus mort que vif. Un paysan au volant d’un tracteur bringuebalant, une voiture, des cyclistes en T-shirt rose et vert.
6.
See sourit. Elle portait un foulard autrefois, mais elle l’a perdu, un bandana (« banana » dit-elle). Elle sourit encore. Ses lèvres chafouines, son crâne brillant comme celui de Yul Brynner, son acteur préféré.
Derrière elle, un champ. Jauni, vaste, et le ciel au-dessus, fatigué de luire, retombant un peu sur les côtés, mollement, « couleur piscine passée », on y plongerait s’il faisait un peu moins chaud.
« C’est maintenant que ça devient difficile », dit-elle. « Difficile ». Deux oiseaux ondulent au miroir de l’horizon. Soudain, une vague parfumée – tchiip, tchiip – nous bouscule : « L’usine », explique-t-elle, « la parfumerie ». Ah ! « En été, ça pue plus que de raison ». Elle se gratte la joue, soulève un pied, l’autre. Odeur d’anis, maintenant. La biscuiterie.
Une camionnette passe, secouant la terre, poussiéreuse. Au printemps, des iris violets fusent ici, au bord des canaux d’irrigation. Mais il n’y a plus d’eau maintenant.
Tout de même, le soir il pleut parfois un peu, alors un fumet gras quitte le sol, et les gens que l’on croise paraissent blancs et purs dans la lueur du crépuscule. Il n’y a plus beaucoup de monde ici. Ils sont tous partis.
7. Ils possédaient vingt-huit taureaux. C’était important : posséder. Ils possédaient (avaient-ils jamais rien conquis ?), et ils aimaient aussi montrer, sans ostentation mais avec fierté.
Ils lui avaient ouvert la porte de la grange. Ce geste ! See entra, à droite l’étable grande pour une centaine de bêtes, une pleine hécatombe. Ils ne bougeaient pas. Ils savaient attendre ce qui devait venir, ils ne réagiraient qu’au dernier instant mais avec aplomb. See ne pouvait s’empêcher de voir des rocs (Aurochs) dans ces grands corps largement tachetés, encrottés de plaques de merde encore luisante et verdâtre, des rochers soudain pris de vie, et elle commençait de ressentir une certaine inquiétude ; ce n’était pas encore de la peur et ça n’en était déjà plus –
See traversa jusqu’à eux, qui secouaient leurs têtes dans les attaches métalliques, s’ébrouant, faisant sonner les poutres, roulant, soufflant et renâclant ; et l’un jeta un feulement bref, un cri rauque, auquel un autre répondit, puis un autre. Elle avançait entre leurs fronts larges, frangés de boucles rousses, elle poussait la brouette pleine de silage, et en versait - une fois à gauche, une fois à droite – une ration sous chaque museau luisant et noir comme de la peau de salamandre.
8.
Dans cette villa, ma langue maternelle ; mais dabord les tentures. D’épaisses pelures violacées vieilles de mille mues obstruaient chaque fenêtre. Parfois le jour parvenait à trancher dans la chair des rideaux, et cette lame blanche s’immisçant suffisait à déranger l’ordre des choses. Ma cousine se devait alors d’achever l’ouvrage en ouvrant grand toutes les fenêtres, celles du salon en particulier qu’elle aimait faire claquer pour mieux expulser, disait-elle, l’air vicieux de ce foutu saloon encombré des âmes photovores de nos ancêtres. Je tendais l’oreille et j’entendais la lumière marteler les boiseries, la pierre, le cristal : Chaque détail empirait à chaque respiration. La nuit ne reculait pas, elle augmentait dans la lumière. Derrière chaque lumière, une scène, et derrière chaque scène, les ors flétrissants des personnages.
Le Jardin de la Cruauté s’étendait autour de la maison sur un bon millier d’hectares. C’est pourquoi ma cousine et moi avions perdu le sens de la mesure. Nous fumions une cigarette ou deux couchées au pied de chênes altiers, sur le sol houleux où fourrageaient les racines. Un ruisseau de miel et de lait perlait à nos pieds.
Nous nous racontions des choses que nous avions vécues. Ce n’étaient jamais les mêmes souvenirs : à leur place, l’événement se donnait à re-voir, comme s’il se produisait à neuf, quelle chance, et nous devions attendre encore vingt ans prisonnières de ce miroir avant qu’un nouvel événement ne re-vienne tout changer, et le cycle se perpétuait ainsi à l’infini. Nous en ressentions une douleur heureuse, celle du sacrifice, poivrée, insoutenable, épique.
9.
See vivait là, on pouvait la voir de temps à autre descendre l’escalier qui menait à la route.
Une telle maison se mérite : on croit savoir qu’elle y passait le plus clair de son temps, seule. On ne lui connaissait que deux ou trois amis.
On dit que le matin, lorsqu’elle se levait, elle allait d’abord à la fenêtre, d’où elle embrassait le ciel, en ce jour moutonnant de nuages énormes, çà et là striés de rais d’or : l’orage, et, en dessous, la lame glacée du lac, véritable miroir.
On s’aventure alors à penser que, s’il existait une vérité, c’est là qu’elle se trouverait, ou bien qu’elle pourrait être trouvée là. Elle-même ne nous contredirait pas.
10.
Admettons
Elle m’a dit un jour tu comprendras
Elle m’avait dit
Un jour m’a-t-elle dit tu verras le sens
Un jour le sens rétrospectivement
Mais maintenant le silence
11.
Il ne sait pas, il ne veut pas, il ne peut répondre à aucune question.
Il regarde par la fenêtre, le bitume, le pont, le canal. Il est en Hollande, au pays des clichés. A Amsterdam. Le téléphone sonne. Une voix jeune et jolie lui demande l’heure. Il ne comprend pas. Il est 13 heures. Précisément, dit la voix. Nous avions rendez-vous. Il se souvient. Il sort. Il court le long du canal. Voici la jeune fille, sur un vélo, elle porte des bottes de caoutchouc jaune. Ensemble, ils traversent le pont. Il marche à côté de la jeune fille qui pédale très lentement, sans perdre l’équilibre. Elle lui parle de PELOTES DE LAINE, il n’est pas sûr, ou bien de CHATS. Il voit un gros buisson noir dans la pénombre. Mais ce n’est pas ce qu’elle croit. Au contraire, pense-t-il, je RECULE DANS L’OMBRE.
Non, il ne veut pas monter chez elle, ne veut pas s’asseoir dans le canapé, ne veut pas allonger le bras pour lui toucher l’épaule, prendre son bras, sa bouche, le cheveu dans l’oreille, le souffle, la paupière – non. Elle lisse quelque chose d’un ongle discret. Elle serre le guidon. Elle s’en va, debout sur les pédales. Le vélo s’agite, penche à gauche, à droite, ridicule. Disparaître, disparaître comme un navire, la nuit.
Il rentre chez lui, qui n’est pas chez lui. Lorsqu’il ouvre la porte, il heurte la commode et fait tomber une balle de golf. La balle en tombant rend un bruit clair et distinct, un « poc » agaçant. Il ne sait d’où vient cette balle. Il la laisse rouler jusque devant la porte de la cuisine, entrebâillée. Il s’échappe de la cuisine une odeur féminine, un parfum de pâte à gâteau. Mais il n’y a personne. Le linoléum bleu ressemble à l’océan vu d’en haut, depuis l’avion. L’Atlantique. Il s’assied parterre. C’est ce qu’il doit faire, à cet instant précis. S’asseoir et attendre qu’on veuille bien sonner à la porte.
Le coup de sonnette est si discret qu’il n’est pas sûr de l’avoir entendu. Il se lève et regarde par le judas. Puis il ouvre la porte, mais n’accueille que du vide. Il n’y a personne. Il va s’asseoir dans le grand salon vide, sur le canapé. Il s’enfonce un peu dans les coussins, il se couche. Tout autour de lui, l’air se fige. Il respire. Il respire l’air figé, caillé. Dehors, derrière les vitres, s’étend la ville immuable. Les lumières scintillent et palpitent. Il est 21 heures.
L’histoire peut commencer ainsi : « Es gibt im Leben eine Zeit, wo es sich auffallend verlangsamt, als zögerte es weiterzugehn oder wollte seine Richtung ändern. » (Il est un temps où la vie se met à ralentir de façon perceptible, comme si elle hésitait de continuer ou voulait changer de direction. Robert Musil, Trois Femmes : Grigia.)
Je vois encore ce chemin cheminant par ce qu’au pays l’on appelle un pli. Un pli à peine plissé, une ride dans la terre, l’orée du bois elle-même à peine marquée d’un creux où l’ombre recueille la lumière. Longer ce pli jusqu’au pont, qu’on ne reconnaît plus. Une brève rambarde de bois frais remplace la barrière branlante d’antan. Un arbre grandi étend maintenant sa branche jusqu’au milieu du tablier. Plus d’eau dans le fossé mais les débris d’une souche, une touffe herbeuse, un gros caillou. Humer le silence, l’écoulement des ors, le feuillage des hêtres se pencher, se repencher.
Reprendre la lecture
Renouer avec le passé, le lier au présent et contempler la boucle ainsi formée ; son motif et son dessein.
Reprendre. Quitter le sentier, sentir se faire sur la peau nue des chevilles par le frisson des ronces un écheveau d’égratignures. Battre le pouls de l’herbe, s’éblouir de taches solaires perchées dans les branchages.
La forêt de l’Evidence.
1.
Décrire, dit ma cousine, n’est pas un acte anodin.
C’était à mon tour, mais je ne savais pas quoi dire : elle ne souffrait pas qu’on la contredise.
Elle habitait un studio sous les combles, rue See. Il se trouve qu’elle portait le même nom que cette rue : See,1 er étage. Un étage qui n’en n’était pas un, à peine une volée de marches et l’on y était déjà.
La fille qui ouvre porte un justaucorps rose, un peu comme la japonaise dans le dernier film de Stanley Kubrick. C’était elle.
2.
Un dimanche de mai, froid et pluvieux. Un ciel de mamelles grises et gonflées, personne ne se promène, hormis le vent qui s’immisce. Les peupliers gris-vert, la montagne embrumée qui surnage comme un île. Depuis la fenêtre, je vois la route allant, vide de voitures. Ses écailles de granit. L’odeur du bitume, l’herbe coupée sous les bras, périssent les pâquerettes, mollement. Passe une voiture rouge. Au bruit du moteur se mêlent les bribes d’une mélodie, sous ma fenêtre.
3.
Ils ont installé un nouveau système de sécurité. Dès à présent, lorsque je veux entrer chez moi, je dois poser l’extrémité de l’index sur une petite pastille de verre placée à côté de mon nom. Si la pastille s’illumine de blanc, la porte s’ouvre. Si elle rosit, on n’entre pas. La plupart des locataires sont satisfaits. Le système a connu quelques défaillances au début, mais maintenant tout va bien.
Aujourd’hui, un jeune homme en tenue de technicien a profité de ce que j’ouvre la porte pour se glisser derrière moi. Peut-être que j’aurais dû lui demander chez qui il allait, mais je n’en ai pas eu le courage. Il a pris l’ascenseur avec moi jusqu’au quatrième où de toute manière je ne connais plus personne.
Mon appartement mesure 45 mètres carrés, comptant le salon, la chambre à coucher, la cuisine, la salle de bain, le cagibi et l’entrée. Il y a une grande fenêtre dans la cuisine, une baie vitrée dans le salon ainsi qu’une porte vitrée qui donne sur le balcon. La chambre à coucher possède également une grande fenêtre. Mais j’aurais aimé qu’il y eût une fenêtre aussi dans la salle de bain, et je rêve d’un jardin.
Dans mon appartement, il y a en tout 9 portes: la porte d’entrée, et une porte qui donnerait sur le salon si elle n’était condamnée par la table de bureau qui la bloque de l’autre côté ; la porte de la cuisine, et la porte (vitrée) du salon. Du salon, outre la porte de balcon, une autre porte (vitrée également) s’ouvre sur un espace d’un mètre vingt de côté auquel je ne saurais donner de nom. Cet espace est délimité par 3 autres portes : celle du cagibi, de la salle de bain et de la chambre à coucher.
4. Depuis quelque temps, la vision d’une jeune fille en chemise de nuit blanche s’imposait à See avec une constance absurde. Une fois par jour au moins, elle la voyait : la fille marchait entre le bord du lac et la route, See regardait flotter sa robe de coton blanc, ses longs cheveux noirs.
Cette vision n’avait rien d’extraordinaire : le paysage, le décor, les villas, le lac, les montagnes la suscitaient nécessairement. Les magnolias étaient en fleur, le jaune d’œuf cru des forsythias mêlé de vert, les cerisiers, les pêchers éparpillaient leurs pétales roses au moindre coup de vent. La fille marchait le long des villas ornées de tourelles, de crénelures, de portails alambiqués ; roses, d’un blanc sucré ou tirant sur l’ocre. Elle passa un manoir dont le jardin comptait des palmiers, un cèdre, des bambous et, devant le garage, un massif de rhododendrons ; au fond luisait le lac et, au loin, hautes à en remplir la moitié du ciel : les Alpes.
La fille marchait. Ses longues boucles remuaient et se tortillaient et elle avançait d’un pas égal dans le vent et la lumière. Alentour tout semblait normal : les voitures, les passants, les boutiques, le casino, les géraniums, les fanions un peu partout agitant leurs couleurs.
Elle tourna pour s’engager dans une ruelle. See espérait enfin parvenir à la voir de face ; elle l’avait vue si souvent et toujours de dos que c’en était devenu urgent, si elle ne voulait pas finir par croire qu’elle – l’autre -n’avait pas de visage.
5.
Une simple route, filant plus ou moins droit dans une campagne que notre vélocité (nous roulions en voiture) ne rendait pas plus concrète : enfilade de collines balayées par un vent chargé de poussière ; beaux arbres aux cimes noires ; plantes échevelées ; fleurs hautes sur tige, mauves, violettes ou bleues.
Nous traversâmes une ou deux petites villes lesquelles, bien que peuplées, semblaient absentes, comme fermées à elles-mêmes ; nous y vîmes de belles villas toiturées à l’Italienne, aux jardins où se meurent des arbres rachitiques et décolorés.
En bout de ville, le vallon s’ouvrait sur un paysage de collines. Nous grimpâmes le long des pentes vertes où les vaches paissaient. Parfois, un village, plus mort que vif. Un paysan au volant d’un tracteur bringuebalant, une voiture, des cyclistes en T-shirt rose et vert.
6.
See sourit. Elle portait un foulard autrefois, mais elle l’a perdu, un bandana (« banana » dit-elle). Elle sourit encore. Ses lèvres chafouines, son crâne brillant comme celui de Yul Brynner, son acteur préféré.
Derrière elle, un champ. Jauni, vaste, et le ciel au-dessus, fatigué de luire, retombant un peu sur les côtés, mollement, « couleur piscine passée », on y plongerait s’il faisait un peu moins chaud.
« C’est maintenant que ça devient difficile », dit-elle. « Difficile ». Deux oiseaux ondulent au miroir de l’horizon. Soudain, une vague parfumée – tchiip, tchiip – nous bouscule : « L’usine », explique-t-elle, « la parfumerie ». Ah ! « En été, ça pue plus que de raison ». Elle se gratte la joue, soulève un pied, l’autre. Odeur d’anis, maintenant. La biscuiterie.
Une camionnette passe, secouant la terre, poussiéreuse. Au printemps, des iris violets fusent ici, au bord des canaux d’irrigation. Mais il n’y a plus d’eau maintenant.
Tout de même, le soir il pleut parfois un peu, alors un fumet gras quitte le sol, et les gens que l’on croise paraissent blancs et purs dans la lueur du crépuscule. Il n’y a plus beaucoup de monde ici. Ils sont tous partis.
7. Ils possédaient vingt-huit taureaux. C’était important : posséder. Ils possédaient (avaient-ils jamais rien conquis ?), et ils aimaient aussi montrer, sans ostentation mais avec fierté.
Ils lui avaient ouvert la porte de la grange. Ce geste ! See entra, à droite l’étable grande pour une centaine de bêtes, une pleine hécatombe. Ils ne bougeaient pas. Ils savaient attendre ce qui devait venir, ils ne réagiraient qu’au dernier instant mais avec aplomb. See ne pouvait s’empêcher de voir des rocs (Aurochs) dans ces grands corps largement tachetés, encrottés de plaques de merde encore luisante et verdâtre, des rochers soudain pris de vie, et elle commençait de ressentir une certaine inquiétude ; ce n’était pas encore de la peur et ça n’en était déjà plus –
See traversa jusqu’à eux, qui secouaient leurs têtes dans les attaches métalliques, s’ébrouant, faisant sonner les poutres, roulant, soufflant et renâclant ; et l’un jeta un feulement bref, un cri rauque, auquel un autre répondit, puis un autre. Elle avançait entre leurs fronts larges, frangés de boucles rousses, elle poussait la brouette pleine de silage, et en versait - une fois à gauche, une fois à droite – une ration sous chaque museau luisant et noir comme de la peau de salamandre.
8.
Dans cette villa, ma langue maternelle ; mais dabord les tentures. D’épaisses pelures violacées vieilles de mille mues obstruaient chaque fenêtre. Parfois le jour parvenait à trancher dans la chair des rideaux, et cette lame blanche s’immisçant suffisait à déranger l’ordre des choses. Ma cousine se devait alors d’achever l’ouvrage en ouvrant grand toutes les fenêtres, celles du salon en particulier qu’elle aimait faire claquer pour mieux expulser, disait-elle, l’air vicieux de ce foutu saloon encombré des âmes photovores de nos ancêtres. Je tendais l’oreille et j’entendais la lumière marteler les boiseries, la pierre, le cristal : Chaque détail empirait à chaque respiration. La nuit ne reculait pas, elle augmentait dans la lumière. Derrière chaque lumière, une scène, et derrière chaque scène, les ors flétrissants des personnages.
Le Jardin de la Cruauté s’étendait autour de la maison sur un bon millier d’hectares. C’est pourquoi ma cousine et moi avions perdu le sens de la mesure. Nous fumions une cigarette ou deux couchées au pied de chênes altiers, sur le sol houleux où fourrageaient les racines. Un ruisseau de miel et de lait perlait à nos pieds.
Nous nous racontions des choses que nous avions vécues. Ce n’étaient jamais les mêmes souvenirs : à leur place, l’événement se donnait à re-voir, comme s’il se produisait à neuf, quelle chance, et nous devions attendre encore vingt ans prisonnières de ce miroir avant qu’un nouvel événement ne re-vienne tout changer, et le cycle se perpétuait ainsi à l’infini. Nous en ressentions une douleur heureuse, celle du sacrifice, poivrée, insoutenable, épique.
9.
See vivait là, on pouvait la voir de temps à autre descendre l’escalier qui menait à la route.
Une telle maison se mérite : on croit savoir qu’elle y passait le plus clair de son temps, seule. On ne lui connaissait que deux ou trois amis.
On dit que le matin, lorsqu’elle se levait, elle allait d’abord à la fenêtre, d’où elle embrassait le ciel, en ce jour moutonnant de nuages énormes, çà et là striés de rais d’or : l’orage, et, en dessous, la lame glacée du lac, véritable miroir.
On s’aventure alors à penser que, s’il existait une vérité, c’est là qu’elle se trouverait, ou bien qu’elle pourrait être trouvée là. Elle-même ne nous contredirait pas.
10.
Admettons
Elle m’a dit un jour tu comprendras
Elle m’avait dit
Un jour m’a-t-elle dit tu verras le sens
Un jour le sens rétrospectivement
Mais maintenant le silence
11.
Il ne sait pas, il ne veut pas, il ne peut répondre à aucune question.
Il regarde par la fenêtre, le bitume, le pont, le canal. Il est en Hollande, au pays des clichés. A Amsterdam. Le téléphone sonne. Une voix jeune et jolie lui demande l’heure. Il ne comprend pas. Il est 13 heures. Précisément, dit la voix. Nous avions rendez-vous. Il se souvient. Il sort. Il court le long du canal. Voici la jeune fille, sur un vélo, elle porte des bottes de caoutchouc jaune. Ensemble, ils traversent le pont. Il marche à côté de la jeune fille qui pédale très lentement, sans perdre l’équilibre. Elle lui parle de PELOTES DE LAINE, il n’est pas sûr, ou bien de CHATS. Il voit un gros buisson noir dans la pénombre. Mais ce n’est pas ce qu’elle croit. Au contraire, pense-t-il, je RECULE DANS L’OMBRE.
Non, il ne veut pas monter chez elle, ne veut pas s’asseoir dans le canapé, ne veut pas allonger le bras pour lui toucher l’épaule, prendre son bras, sa bouche, le cheveu dans l’oreille, le souffle, la paupière – non. Elle lisse quelque chose d’un ongle discret. Elle serre le guidon. Elle s’en va, debout sur les pédales. Le vélo s’agite, penche à gauche, à droite, ridicule. Disparaître, disparaître comme un navire, la nuit.
Il rentre chez lui, qui n’est pas chez lui. Lorsqu’il ouvre la porte, il heurte la commode et fait tomber une balle de golf. La balle en tombant rend un bruit clair et distinct, un « poc » agaçant. Il ne sait d’où vient cette balle. Il la laisse rouler jusque devant la porte de la cuisine, entrebâillée. Il s’échappe de la cuisine une odeur féminine, un parfum de pâte à gâteau. Mais il n’y a personne. Le linoléum bleu ressemble à l’océan vu d’en haut, depuis l’avion. L’Atlantique. Il s’assied parterre. C’est ce qu’il doit faire, à cet instant précis. S’asseoir et attendre qu’on veuille bien sonner à la porte.
Le coup de sonnette est si discret qu’il n’est pas sûr de l’avoir entendu. Il se lève et regarde par le judas. Puis il ouvre la porte, mais n’accueille que du vide. Il n’y a personne. Il va s’asseoir dans le grand salon vide, sur le canapé. Il s’enfonce un peu dans les coussins, il se couche. Tout autour de lui, l’air se fige. Il respire. Il respire l’air figé, caillé. Dehors, derrière les vitres, s’étend la ville immuable. Les lumières scintillent et palpitent. Il est 21 heures.