GLARA
Je rêvais à cette maison que nous n’avions jamais habitée, à ma chambre au plafond de poutres noueuses comme des branches, comprimée de lumières émeraudes. L’image alla se développant dans un sens complexe et embelli d’inattendu: le lieu de mon enfance s’ouvrit dans un cri, en silence, sous un ciel violet de nuages et de parfums (la fleur, violente) du passé représenté, aussi vrai que par la pièce... de mon corps (d’elle amputé), je le jure, cependant profondément oublieux... Tout cela revint, et j’ouvris les yeux sur une sensation désastreuse d’exactitude. Un paysage intérieur, une étendue sensuelle, carnée, s’était donc déchassée de moi et m’englobait et m’accabla d’un bonheur éperdu.
Alors je me souvins que non loin de là, à mi-hauteur d’une pente enneigée, dans un tea-room rempli d’après-skieurs s’était assise une „schöne“ fille, Glara. Je me souviens.
L’originale beauté se portait comme un charme de table en table (me semblait-il, car je comptais presque ses pas d’étonnement avide). Au toucher de mes yeux une peau mystique et provocante clos, sur-le-champ, un profil – pénétré, ma foi, peut-être, de tous les autres, animaux, végétaux et humains – puis, de face, un sourire amenda aux mieux nos regards. Glara alla rejoinde au fond de la salle une table déjà occupée par six ou sept personnes aux allures vaines. Elle brilla là d’un mystère très rehaussé par ces présences. Elle reposait là comme un duverteux trésor. Elle ne cessait de sourire. Sa bouche tordit le crépuscule en forme d’U et l’ordonna en collier coupé dont l’autre partie me tint ferme et me boucla la gorge. Derrière la vitre panoramique, la vallée bleuissait, les sapins s’épanchaient en forêt de langues sombres, et la neige perdait de son éclat en s’approfondissant de quelques tons. Il se mit à pleuvoir. Je n’avais plus toute ma tête: celle de Glara, d’une seule et généreuse courbure de sourcil, de son nez découpé d’arrogance confite, d’une beauté bizarrement laide (révoltée de son sourire vivace et ululant) me suffit.
Je buvais mon chocolat à petites gorgées pendant que mon compagnon me racontait une anecdote empesée par le silence révolutionnaire que Glara gardait. La bulbeuse Glara, la pulpeuse Glara –
Il pleuvait et j’oscillais, perplexe –
renversa son chocolat – c’est ainsi que j’appris son nom: la femme assise à côté d’elle, sorte de mère, s’écria „Glara!“, forte d’un accent germanique – chaud, et mon compagnon renversa, lui aussi, son café, et je crois que nous nous sentions tous les trois pièces d’un jeu infini de heurtoirs, parcouru de résonnances coupables.
On fit signe à la serveuse.
La pluie glissait en rideau contre les vitres... opales, les tasses chavirées sur nos tables, petites gorgée de porcelaine ! Dans la gorge, le plaisir engloutit des syllables confuses, noms mélodieux. Glara ? Je cherchai une réponse – à l’hôpital, l’odeur amère du désinfectant éponge celle, douceâtre, des excréments et de la mort – dans sa chevelure.
Mon compagnon se leva.
Tu ne vas pas t’en aller ? me demanda-t-il.
Non.
Je changeai de place, et je vis Glara dont le visage s’auréaula d’éblouissures. Je distinguai sa jambe repliée par-dessus l’autre, ses coudes sur la table (vachettes sacrées, cornettes de brume), sa tête, et la femme de l’embrasser dans le creux du bras, là où comme un écureuil une sensation pas plus grosse qu’une noisette est lovée lorsque dehors une pluie fine fait fondre l’hiver.
Et Glara (gentiane 8) – je vis que Glara pleurait. Quelqu’un lui tendit un mouchoir. Larmes lourdes, l’alarme des fontes, ces feux qu’on allume au sommet des montagnes, en août. L’opacité se faisait plus opaque, se densifia encore, et puis on alluma les lumières: j’aurais aimé chasser le crépuscule avec Glara, dehors. Regarder s’amenuiser les neiges sans complaisance.
Du bist verrückt, dit la femme à Glara.
Je n’en pensais pas moins. Glara, le visage pris dans la coupe de ses mains tremblait imperceptiblement, ou quelque chose tremblait en elle. Une fève peut-être. Ainsi noyautée, la beauté de Glara sous les lampes tremblottait, faussement nue, et dehors
La pluie tombait toujours en cordes, attaches nocturnes. Glara me regardait: ses paupières pareilles à des lèvres baisées, troublées (troubadours), glissèrent et fondirent au noir de la vitre en deux larmes parallèles.
Je ne m’expliquais plus ses passages
Mais Glara souriat à nouveau, d’un „èèè“ de chevreau cette fois-ci, blanc et barbichu, la dent aigre comme après une mauvaise bière. Je commandai un café.
Un homme s’était levé: il s’approcha de Glara, se pencha sur elle, et d’une main sûre saisit son sein, son sein gauche, le tassa, et embrassa sa bouche. Glara baissa ses paupières roses. Des tables voisines quelques regards fusèrent pour se rétracter aussitôt, car de tout cela rien ne pouvait être vu. La rumeur des plats, des verres, des nappes et des cigarettes s’intensifia. Le baiser durait. Glara se pencha en arrière: elle avait un plaisir !
Le ciel s’éclaircit. De géométriques étoiles apparurent et illuminèrent la vallée, lentement bosselée de bleu-marine, et grise. Le baiser cessa. Glara porta une main à ses cheveux, l’homme s’assit.
L’été. Je pensais aux lendemains, aux jours suivants, à d’autres orages. Je payai, me levai et traversai la salle sans un regard pour Glara. En chemin, je heurtai la serveuse qui faillit lacher son plateau chargé de petits fours.
Je rêvais à cette maison que nous n’avions jamais habitée, à ma chambre au plafond de poutres noueuses comme des branches, comprimée de lumières émeraudes. L’image alla se développant dans un sens complexe et embelli d’inattendu: le lieu de mon enfance s’ouvrit dans un cri, en silence, sous un ciel violet de nuages et de parfums (la fleur, violente) du passé représenté, aussi vrai que par la pièce... de mon corps (d’elle amputé), je le jure, cependant profondément oublieux... Tout cela revint, et j’ouvris les yeux sur une sensation désastreuse d’exactitude. Un paysage intérieur, une étendue sensuelle, carnée, s’était donc déchassée de moi et m’englobait et m’accabla d’un bonheur éperdu.
Alors je me souvins que non loin de là, à mi-hauteur d’une pente enneigée, dans un tea-room rempli d’après-skieurs s’était assise une „schöne“ fille, Glara. Je me souviens.
L’originale beauté se portait comme un charme de table en table (me semblait-il, car je comptais presque ses pas d’étonnement avide). Au toucher de mes yeux une peau mystique et provocante clos, sur-le-champ, un profil – pénétré, ma foi, peut-être, de tous les autres, animaux, végétaux et humains – puis, de face, un sourire amenda aux mieux nos regards. Glara alla rejoinde au fond de la salle une table déjà occupée par six ou sept personnes aux allures vaines. Elle brilla là d’un mystère très rehaussé par ces présences. Elle reposait là comme un duverteux trésor. Elle ne cessait de sourire. Sa bouche tordit le crépuscule en forme d’U et l’ordonna en collier coupé dont l’autre partie me tint ferme et me boucla la gorge. Derrière la vitre panoramique, la vallée bleuissait, les sapins s’épanchaient en forêt de langues sombres, et la neige perdait de son éclat en s’approfondissant de quelques tons. Il se mit à pleuvoir. Je n’avais plus toute ma tête: celle de Glara, d’une seule et généreuse courbure de sourcil, de son nez découpé d’arrogance confite, d’une beauté bizarrement laide (révoltée de son sourire vivace et ululant) me suffit.
Je buvais mon chocolat à petites gorgées pendant que mon compagnon me racontait une anecdote empesée par le silence révolutionnaire que Glara gardait. La bulbeuse Glara, la pulpeuse Glara –
Il pleuvait et j’oscillais, perplexe –
renversa son chocolat – c’est ainsi que j’appris son nom: la femme assise à côté d’elle, sorte de mère, s’écria „Glara!“, forte d’un accent germanique – chaud, et mon compagnon renversa, lui aussi, son café, et je crois que nous nous sentions tous les trois pièces d’un jeu infini de heurtoirs, parcouru de résonnances coupables.
On fit signe à la serveuse.
La pluie glissait en rideau contre les vitres... opales, les tasses chavirées sur nos tables, petites gorgée de porcelaine ! Dans la gorge, le plaisir engloutit des syllables confuses, noms mélodieux. Glara ? Je cherchai une réponse – à l’hôpital, l’odeur amère du désinfectant éponge celle, douceâtre, des excréments et de la mort – dans sa chevelure.
Mon compagnon se leva.
Tu ne vas pas t’en aller ? me demanda-t-il.
Non.
Je changeai de place, et je vis Glara dont le visage s’auréaula d’éblouissures. Je distinguai sa jambe repliée par-dessus l’autre, ses coudes sur la table (vachettes sacrées, cornettes de brume), sa tête, et la femme de l’embrasser dans le creux du bras, là où comme un écureuil une sensation pas plus grosse qu’une noisette est lovée lorsque dehors une pluie fine fait fondre l’hiver.
Et Glara (gentiane 8) – je vis que Glara pleurait. Quelqu’un lui tendit un mouchoir. Larmes lourdes, l’alarme des fontes, ces feux qu’on allume au sommet des montagnes, en août. L’opacité se faisait plus opaque, se densifia encore, et puis on alluma les lumières: j’aurais aimé chasser le crépuscule avec Glara, dehors. Regarder s’amenuiser les neiges sans complaisance.
Du bist verrückt, dit la femme à Glara.
Je n’en pensais pas moins. Glara, le visage pris dans la coupe de ses mains tremblait imperceptiblement, ou quelque chose tremblait en elle. Une fève peut-être. Ainsi noyautée, la beauté de Glara sous les lampes tremblottait, faussement nue, et dehors
La pluie tombait toujours en cordes, attaches nocturnes. Glara me regardait: ses paupières pareilles à des lèvres baisées, troublées (troubadours), glissèrent et fondirent au noir de la vitre en deux larmes parallèles.
Je ne m’expliquais plus ses passages
Mais Glara souriat à nouveau, d’un „èèè“ de chevreau cette fois-ci, blanc et barbichu, la dent aigre comme après une mauvaise bière. Je commandai un café.
Un homme s’était levé: il s’approcha de Glara, se pencha sur elle, et d’une main sûre saisit son sein, son sein gauche, le tassa, et embrassa sa bouche. Glara baissa ses paupières roses. Des tables voisines quelques regards fusèrent pour se rétracter aussitôt, car de tout cela rien ne pouvait être vu. La rumeur des plats, des verres, des nappes et des cigarettes s’intensifia. Le baiser durait. Glara se pencha en arrière: elle avait un plaisir !
Le ciel s’éclaircit. De géométriques étoiles apparurent et illuminèrent la vallée, lentement bosselée de bleu-marine, et grise. Le baiser cessa. Glara porta une main à ses cheveux, l’homme s’assit.
L’été. Je pensais aux lendemains, aux jours suivants, à d’autres orages. Je payai, me levai et traversai la salle sans un regard pour Glara. En chemin, je heurtai la serveuse qui faillit lacher son plateau chargé de petits fours.